Chaque jour après la cantine, direction Le Royal. Un café, un flipper, trois mots échangés avec la jolie serveuse avant qu’elle soit rappelée à l’ordre par le patron, qui est aussi son oncle. Elle nous fascine, Valérie. Son oncle et sa tante semblent sortir de chez les Tontons flingueurs : madame plantureuse, toute en chignon, rouge à lèvres et robes à fleurs derrière la caisse ; monsieur torchon sur l’épaule, moustache et mégot éteint au coin du bec. Que fait-elle ici, avec sa jupe noire, son tablier blanc et son plateau en équilibre sur une main, cette Valérie à peine plus âgée que nous, mais déjà dans un autre monde ? Elle nous ressemble, plaisante avec nous et pourtant nous regarde avec une mélancolie mêlée d’amusement, comme pour nous dire « allez-y, jouez les affranchis, mais rendez-vous compte de la chance que vous avez, vous êtes des gamins, vous ne savez rien de ce qui vous attend après l’école, pourquoi êtes-vous donc si pressés de grandir ? »
En dehors du café d’après déjeuner, toutes les raisons sont bonnes pour venir traîner dans ce lieu enfumé aux banquettes en skaï inconfortables : un prof malade ou en retard (une légende urbaine affirme qu’après 10 minutes, tout enseignant retardataire est déclaré absent), l’envie d’échapper un moment au retour à la maison, de sécher un cours, l’espoir de croiser par un hasard bien calculé celui ou celle qu’on aime. On sait qu’on n’y sera pas dérangés : par une sorte d’accord tacite, profs, surveillants ou parents qui habitent le quartier n’y mettent pas les pieds, on peut fumer tranquilles et refaire le monde en se donnant des airs.
L’espace est bien partagé entre les lycéens et les habitués, à nous l’arrière-salle, à eux le comptoir et la terrasse. Assis face au grand miroir, ceux du comptoir nous regardent entrer, un œil désapprobateur sur les garçons, désapprobateur mais émoustillé sur les filles. Ils sont là dès l’ouverture, commencent par un petit crème et passent au café arrosé, au ballon de blanc ou au pastis, selon la saison, quand ils estiment que l’heure du petit déjeuner est suffisamment loin, c’est-à-dire vers neuf heures et demie. Certains se lancent dans de longs débats, se plaignant de la jeunesse qui ne respecte plus rien, du coût de la vie, de la météo qui n’est plus ce qu’elle était et de ce pays qui fout le camp. D’autres contemplent leur verre, silencieux, perdus dans les souvenirs ou les regrets. En terrasse, il y a ceux qui font une pause en revenant du marché, viennent lire leur journal ou passent l’après-midi à prendre le soleil, ils sont plus chic et boivent plus de café que de vin, avant midi, en tout cas.
Nous, quelle que soit l’heure, on est plutôt au café ; le minuscule expresso amer et quasi bouilli n’est pas cher, on le fait durer jusqu’à ce que le patron rappelle qu’il ne tient pas une garderie et montre du menton l’écriteau « Les consommations doivent être renouvelées toutes les heures » qui surmonte celui avertissant que la maison ignore le sens du mot « crédit ». Exceptionnellement, anniversaire ou veille de vacances, on s’offre une boisson fraîche ; Valérie s’arrange pour nous obtenir des panachés très panachés, rien de plus fort et pas plus d’un par personne, la patronne ne rigole pas avec l’alcool pour les mineurs ; elle a suffisamment à faire avec ses piliers de comptoir et redoute surtout les débordements qui amèneraient dans son établissement qu’elle veut honnête la police, les pompiers, des parents furieux ou, pire, un agent du fisc.
Dans notre domaine réservé, le choix des places obéit à une géographie tacite : tout le monde se connaît, au moins de vue, mais on ne se mélange pas entre secondes, premières et terminales. Bien qu’à contrecœur, ceux qui repiquent une classe finissent par accepter de redoubler aussi au Royal. Dès la mi-septembre, les habitudes sont prises pour l’année et les seules variations viendront des recompositions amoureuses – qui dans leur sillage recomposent également les amitiés. Au café, les genoux se frôlent sous la table, on est épaule contre épaule, serrés sur les banquettes, les têtes s’effleurent, on amorce des histoires ou on y met fin. C’est ainsi depuis toujours, semble-t-il.
Depuis l’été dernier, il y a des travaux de l’autre côté de la rue. L’immeuble est entièrement rénové, y compris l’ancienne mercerie, qu’on n’a jamais connue ouverte. Personne n’a vraiment prêté attention à ce chantier, jusqu’à ce que la mauvaise humeur des patrons du Royal devienne impossible à ignorer – s’ils restaient polis avec la clientèle du bar et même avec nous, la pauvre Valérie en faisait les frais, mais refusait de nous en dire la raison.
Et puis, un beau jour, l’échafaudage et les palissades ont disparu, laissant la place à un bâtiment tout pimpant, dont le rez-de-chaussée était occupé par l’objet de l’irritation croissante de nos cafetiers : Chez les Amis. Un café. Juste en face.
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Adieu les Tontons flingueurs, bonjour les années 70 : Chez les Amis, si le café est un peu plus cher, il est meilleur et on peut le faire durer plus longtemps, les patrons n’ont pas 40 ans et l’ambiance est plus rock’n’roll que variétés. Jean-Mi et Aline ont le look baba cool, parlent volontiers de leur jeunesse, de la folie des belles années 60 et nous plaignent de vivre dans cette époque de fric, de frime et de crise économique ; cela dit, ils veillent à la bonne marche de leurs affaires, et pas plus ici qu’au Royal il ne faut espérer payer à crédit.
Leurs arguments ont fait mouche : baby-foot, juke-box, banquettes confortables et, luxe suprême, un verre d’eau avec le café. Alors, le Royal s’est mis à la page, faisant très fort avec l’installation d’un Pac-Man. Malgré tout, un transfert de population lycéenne s’est fait, par curiosité d’abord, puis par affinités et au fil des humeurs, des saisons et des amours. Au bout du compte, tout s’est plutôt bien équilibré et la vie a repris son cours. Quand la dernière génération à n’avoir connu que le Royal est partie explorer d’autres cafés dans d’autres villes, les suivantes ont oublié le temps du monopole. Pas les patrons, qui continuaient à regarder leurs rivaux de travers, même s’ils clamaient à qui voulait l’entendre que la concurrence ne les impressionnait pas, depuis le temps qu’ils étaient du métier, eux, et par tradition familiale, en plus. Les bons jours, ou devant certains clients, ils allaient jusqu’à affirmer qu’il y avait de la place pour tout le monde.
Nous, on naviguait de l’un à l’autre selon les moments, l’ensoleillement de la terrasse, qui Chez les Amis nous accueillait volontiers, la présence d’une fille ou d’un garçon dont on rêvait de se rapprocher ou qu’on préférait au contraire éviter. Quand on avait un chagrin d’amour, on pouvait compter sur Aline pour nous remonter le moral ; quant à Jean-Mi, il était toujours partant pour discuter de la vie en essuyant son comptoir et si on n’était pas dupes – ils avaient quand même l’âge d’être nos parents, ils avaient d’ailleurs un fils un peu plus vieux que nous – on avait un peu la sensation d’être entre nous.
Si on voulait avoir la paix, en revanche, au Royal on ne risquait pas la sollicitude des patrons. Valérie, dès elle s’attardait cinq minutes avec nous, était vite priée de se remettre au boulot, parfois même par un des habitués, qui lui proposait en ricanant de venir plutôt sur ses genoux voir ce qu’était un homme, un vrai. Ça nous faisait de la peine pour elle, d’autant qu’en face Arnaud, le fils de la maison, prenait volontiers un verre avec nous, pour le plus grand bonheur des filles qui étaient toutes sous son charme – nous, moins : on le trouvait un peu trop frimeur et on s’efforçait donc de l’imiter tout en prétendant qu’il ne nous impressionnait pas.
On a fini par passer le bac et, qu’on l’ait eu ou non, par quitter le lycée. On a oublié les Tontons flingueurs, les babas cools, le juke-box et le Pac-Man. Chacun est parti vivre sa vie ; de temps à autre, une rencontre due au hasard ou aux réseaux sociaux nous donne des nouvelles des uns et des autres. Je n’étais jamais revenu dans ce quartier, jusqu’à ce qu’un rendez-vous dans la ville voisine m’amène tout près. Sans l’avoir décidé, comme si le chemin était resté ancré dans mon esprit, je suis repassé dans la rue du lycée. Le Royal a disparu, l’immeuble est en train d’être démoli. Chez les Amis est toujours là, les lycéens aussi ; Arnaud et Valérie sont derrière le comptoir.

La photo est bien sûr signée Yluap, allez découvrir toutes les autres dans le Studio !
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