Au diapason

Au diapason

Je n’aime pas le jazz. Une bonne raison, a priori, pour ne pas me retrouver un soir d’hiver à me geler sur un trottoir pour assister à un concert donné par deux inconnus et intitulé Jazz sans notes, mais…

… mais il y a Coralie, ses grands yeux noirs, sa bouche en cœur, sa façon si gracieuse d’incliner la tête quand elle parle de ce qu’elle aime ; bref, Coralie vaut bien un concert. Même de jazz.

J’ai donc accepté de l’accompagner voir ce duo piano et saxophone – deux instruments au son familier dont on peut espérer n’avoir rien à craindre. Le soir convenu, j’ai soigné mon allure, histoire d’avoir l’air, dans la mesure de mes moyens, à la fois décontracté et séduisant.

On s’est retrouvés un peu avant pour boire un verre. Elle était belle, si belle, enthousiaste à l’idée de la soirée musicale à venir, peut-être même enthousiaste à l’idée de la passer avec moi, qui sait ? Je n’avais pas confessé mon manque de goût pour le jazz, seulement mon ignorance – ce qui n’était d’ailleurs pas un mensonge. Et puis, après tout, j’allais peut-être avoir une révélation musicale. Coralie éprouvait visiblement, en plus de la joie du concert, l’exaltation d’une missionnaire devant un futur converti.

La salle était petite et les chaises en plastique dur, mais bon, les places n’étaient pas chères, le club était géré par une association sans grands moyens et ce n’était pas un peu d’inconfort qui allait me gâcher ce presque tête-à-tête avec Coralie.

***

C’est donc confiant en l’avenir, en moi-même et en cette soirée que je m’installe, en essayant de ne pas renverser ma chaise tout en casant mes trop grandes jambes sans me disloquer une rotule.

Le public est manifestement connaisseur, quasi professionnel, même : un mélange de retraités style profs de fac de 68 et de jeunes intellos terriblement sérieux dont la conversation fourmille de références musicologiques. On dirait un congrès scientifique. Il y a aussi quelques innocents dans mon genre, arrivés là par hasard ou par amour.

Sur la scène, qui semble énorme par rapport à la salle, un piano à queue fait face au pupitre du saxophoniste. Au bout de dix minutes, les musiciens entrent enfin ; ils arborent une mine inspirée qui ne me rassure pas. Mais le visage de Coralie s’illumine et je me tais.

Le pianiste s’assied et ne bouge plus. Je n’ose pas regarder ma montre, j’espère juste que la musique sera à la hauteur de ma patience, car le silence dure… et pas encore le moindre saxophone en vue.

Aucune partition sur le piano ou le pupitre, normal, le spectacle Jazz sans notes est sous-titré Spontanéités musicales. Attention, cependant : « sans partition » ne signifie nullement « improvisation » !

Les morceaux sont entièrement écrits par les deux interprètes et joués de mémoire. Ce qui, je ne vais pas tarder à devoir le reconnaître, est en soi un tour de force. Ils portent des titres évocateurs comme Désordre galactique, Supernova en contre-nocturne ou Déstructuration mélodique. Tout cela ne me dit rien qui vaille.

Un peu voûté, concentré, le pianiste lève les bras, les garde en l’air un instant et tout à coup, au lieu de plaquer un accord ou de faire courir ses mains (au moins une !) sur le clavier, abaisse un seul doigt et tape avec frénésie sur une touche aiguë, avant de se lever brusquement pour jeter une sorte de petit sac dans le piano et de reprendre son staccato, qui émet à présent un son rauque que jamais, à mon avis, aucun piano n’avait émis sur cette planète. Le saxo, brusquement tiré de son étui, vient en renfort à contretemps.

Au bout d’un moment et sans raison apparente, le morceau s’arrête. Le saxophoniste, d’une voix douce, caressante, explique la genèse de la composition et annonce la suivante, « dans le droit fil, mais réinterprétée à contre-rythme ». Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire, mais je sens que je ne vais pas apprécier davantage la suite des événements. Et malheureusement, je ne me trompe pas : cette fois, c’est le saxophone qui commence. Je n’identifie pas vraiment de mélodie, mais le son, au moins, est bien celui d’un saxo. Puis le pianiste, debout sur son tabouret, se met à frapper directement dans le ventre de son instrument avec ce qui ressemble à un petit marteau.

Je ne suis certes pas un spécialiste. Mais quand même. L’absence totale d’harmonie, ajoutée au lancer à intervalles irréguliers de divers objets sur les cordes du piano (une pensée pour le malheureux accordeur) et à l’intervention des notes erratiques du saxophone commence à provoquer chez moi une furieuse envie de rire. Une envie que je m’efforce naturellement de contenir, ce qui doit me donner un air d’intense concentration.

Afin de garder mon sérieux, je me concentre sur ma respiration, je compte les dalles qui tapissent les murs. Rien n’y fait, je sens le fou rire, raz-de-marée indifférent aux bonnes mœurs, se frayer lentement mais sûrement un chemin. Pour le contrer, j’entreprends de faire le point sur ma situation. Le concert a commencé depuis peu, mais j’ai la sensation d’avoir perdu toute notion du temps ; si je m’éclipse maintenant, aurai-je encore une chance avec Coralie ? Quel prétexte pourrai-je bien inventer ? Je n’ose pas la regarder, de peur de voir sur son visage qu’elle comprend et pire, apprécie ce qui se passe sur scène – je suis amoureux, certes, mais l’amour lui-même a ses limites. De peur aussi (tout en l’espérant avec ferveur), que, partageant mon désarroi, elle lutte également contre le fou rire et qu’il nous soit alors impossible d’y résister.

***

C’est alors que le téléphone portable, ce fil à la patte qui parasite toute notre vie désormais, justifie enfin son existence. Car ce que j’ai d’abord cru être la main de Coralie sur ma cuisse (et déjà je m’inquiétais de l’effet produit sur elle par cette musique diabolique) était mon téléphone, silencieux, mais illuminé d’un message lapidaire et salvateur : « On se barre ? » J’ai failli la demander en mariage sur-le-champ.

Nous nous sommes extirpés de la rangée le plus discrètement possible – à présent rassuré sur la femme que j’aimais, je débordais de compassion pour le monde entier, y compris pour les deux ennemis de l’oreille humaine qui continuaient leur sarabande et que je ne voulais pas humilier en sortant avec fracas. Ma bonne volonté n’a pas empêché un des amateurs de me lancer un regard à la fois méprisant et furieux.

Dans la rue, j’ai eu soudain l’étrange sensation d’être sourd : il était tard et les dix centimètres de poudreuse tombés dans la soirée étouffaient tout bruit. Et puis j’ai entendu comme une mélodie, quelques notes flûtées à peine assourdies par la neige : le rire de Coralie.

12 Comments

  1. Fabienne Colas-Dobelli

    Et oui, du pire peut surgir le meilleur.
    Bravo, Marianne !
    Quel souvenir que ce concert de… De quoi déjà ? De jazz, vraiment ?
    En lisant tes mots je revois et réentends nos deux « musiciens ».

  2. Fred

    Lecture très agréable qui ravive plein de souvenirs de « concerts » sans hélas la belle promesse qu’offre un sourire pour continuer la soirée… Je vais retourner très vite aux concerts en espérant voir le sourire pendant et après….

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