Des fleurs dans le désert

Des fleurs dans le désert

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Assise ou allongée, je ne sais pas, je ne sais pas non plus pourquoi je suis venue, enfin si, je suis là parce que mon médecin a insisté, et ce serait grossier de ne pas se présenter quand on a rendez-vous, surtout avec une sommité comme vous alors il fallait bien que je vienne, au moins pour vous dire que je suis désolée de vous faire perdre votre temps ; je n’ai aucun problème, enfin pas plus que tout le monde, la vie quotidienne, les enfants – 19 et 20 ans mais vous savez ce que c’est, docteur, on les voit toujours comme des bébés –, la maison… attention, je ne suis pas de ces gens bornés qui pensent que les psychiatres sont pour les fous, je comprends qu’on ait des problèmes, de graves traumatismes et besoin d’aide pour les surmonter, non, c’est juste que je vais très bien ; je suis mariée, mes enfants ont fait des études brillantes (je me suis beaucoup investie dans leur scolarité) et notre vie de famille est transparente, pas l’ombre d’un mystère, bon, je reviens à ce qui m’amène, mon généraliste qui me connaît depuis des années me trouve un peu fatiguée ces derniers temps, il m’a dit « Alice, je vous connais bien, et je crois que quelque chose ne va pas », il faut dire que je ne dors presque plus, mais ce n’est pas un « problème », c’est que mon mari et moi allons fêter nos vingt-cinq ans de mariage, j’organise une soirée pour lui… comment ça, pourquoi pour lui, mais… pour lui faire plaisir… enfin voyons, c’est mon mari, il nous a permis d’avoir une très belle vie, moi bien sûr j’ai assuré l’intendance, comme on dit, mais en fin de compte tout repose sur lui… oh, je vous vois venir, je sens que vous allez me tenir ce discours conformiste version XXIe siècle, une femme doit vivre pour elle-même et non à travers son mari ou ses enfants, mais si je suis heureuse comme ça je ne vois pas qui ça dérange, tout ce que j’ai fait dans ma vie c’est moi qui l’ai choisi, et non, je n’ai pas de « jardin secret », pour quoi faire… bon, je crois que j’ai assez abusé de votre temps, et puis s’allonger pour parler, vraiment, non, je préfère voir les gens quand je leur parle on n’est pas à confesse tout de même, allez, au revoir docteur, pardon ? pourquoi un autre rendez-vous ? ah, pour approfondir, je ne vois pas bien quoi, mais bon, c’est vous le professionnel, il faut faire confiance aux médecins, après tout, dans une semaine alors, bon après-midi, docteur.

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Aujourd’hui je reste assise, je préfère, et peu de temps, je suis pressée, j’ai bien réfléchi à notre dernière séance, c’est comme ça qu’on dit, n’est-ce pas, comme une séance de quoi, de cinéma ? cette expression que vous avez employée l’autre jour, là, « jardin secret », je ne suis pas idiote, je sais très bien ce que vous entendez par là, mais laissez-moi vous dire que tout le monde n’en a pas besoin ; les gens comme moi, qui savent parfaitement qui ils sont et ce qu’ils ont à faire dans la vie, eh bien, ils n’ont pas de « jardin secret », ils n’en voient pas la nécessité ; mon mari et moi, on n’a pas de secrets l’un pour l’autre, pourquoi en ferions-nous des jardins ? comment ça, comment je sais qu’il n’a pas plus de secrets pour moi que je n’en ai pour lui ? mais l’amour, cher monsieur, pardon, cher docteur, enfin, docteur, la confiance, les mêmes aspirations, mener nos enfants vers le succès, avancer dans la carrière que mon mari, avec tout mon soutien, a choisie, bref, aller de l’avant, mais bien sûr, j’imagine que la plupart de vos clients, pardon, patients, ne sont pas faits de cette étoffe-là ; attention, je ne juge pas, simplement, pour moi, on doit assumer ses responsabilités et non toujours chercher à s’en évader… un jardin j’en ai un, un vrai, et je vous prie de croire que c’est déjà du travail, surtout quand on est comme moi bénévole pour l’opération ville fleurie, pas la peine de s’en inventer d’autres, non, je ne fais pas semblant de ne pas comprendre, docteur, c’est juste que vous m’agacez avec cet air de savoir mieux que moi qui je suis ou qui je voudrais être… bon je vous laisse, j’ai rendez-vous avec le jardinier, justement, comment la séance n’est pas finie, ne vous inquiétez pas, je vais vous la payer en totalité, j’ai des principes, moi, je paie toujours ce que je dois, encore une la semaine prochaine ? si vous y tenez…

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Oui, je suis revenue ; il me semble que je vous dois des excuses pour la dernière fois, je n’avais pas à m’en prendre à vous, après tout je viens ici de mon plein gré, non ? bien que je ne comprenne toujours pas pourquoi… c’est votre petit sourire, je crois, cet air de dire « pas de secrets, vraiment, allons donc, pas à moi, chère Madame, je suis de la partie, ne l’oubliez pas… », bref, je suis revenue pour vous faire des excuses, mais vous n’êtes pas innocent non plus, à vous de me dire à présent comment vous sauriez mieux que moi s’il y a des secrets entre mon mari et moi…  ah, vraiment, vous n’avez jamais dit ça ? oui, c’est possible, mais je l’ai compris à votre regard, à votre sourire un peu supérieur, un peu condescendant… ça me fait penser au regard de ma fille quand je lui parle mariage et enfants (à son âge, j’étais fiancée), à celui de mon fils quand je lui parle de ses études, à celui de mon mari… non, lui c’est le stress qui le rend parfois distant… je le lis dans leurs yeux ce qu’ils pensent de mon opinion, de mes conseils, pourtant moi aussi j’avais fait des études, c’est même grâce à elles que j’ai pu aider mes enfants si loin dans leur scolarité et seconder mon mari dans sa carrière… quand j’y pense, j’étais toujours première… non, pas de regrets, pas vraiment… il faut bien faire des choix dans la vie, n’est-ce pas, j’ai fait les miens, c’est tout, personne ne m’a forcée… à quoi servirait de se lamenter, non que j’aie des raisons de le faire, j’essaie juste de vous donner ce que vous attendez de moi, une vue de ce jardin secret que vous tenez tant à connaître ; d’ailleurs, puisque vous tenez à ce que j’aie des secrets, eh bien, figurez-vous que personne ne sait que je viens ici, si ça ne vous suffit pas, comme activité clandestine, je ne sais pas ce qu’il vous faut, bien, je pense que nous en avons fini, docteur.

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Bonjour, docteur, je sais, je ne suis pas venue depuis six mois, mais j’avais besoin de réfléchir et avec votre petit air de je-sais-tout, votre barbe, votre fauteuil en cuir, votre divan, franchement, je ne peux pas penser, voilà tout, mais bon, j’ai cédé à cette curiosité malsaine que vous avez suscitée en moi, j’ai observé mon entourage, tous ont leur vie, ils existent dans leur métier, leurs amitiés, leurs amours – dont ils ne me racontent d’ailleurs jamais rien ; moi, je ne suis nulle part, indispensable à la bonne marche des choses, certes, pratique, toujours là pour organiser un dîner pour l’ambassadeur, fournir du linge propre, ou même une demi-heure de sexe conjugal par mois, mais là n’est pas le problème, d’ailleurs il n’y a pas de problème ; vous m’avez fait mal, mais pas autant que ce que j’ai découvert dans ces foutus jardins et dans mon propre désert ! pardon, je ne devrais pas me montrer grossière, surtout que chez moi il pousse des espèces étonnantes depuis quelque temps, exotiques, même.

… Vous ne rêvez pas, j’ai fini une phrase, j’ai ri et je me suis tue quelques secondes, surpris, docteur ? On peut vous raconter aussi ce qui va, ou vous n’écoutez que les malheurs ? Ah, je vous raconte, alors. J’ai changé de jardinier. Non, ce n’est pas une blague, il se trouve que l’ancien a pris sa retraite. Son successeur est un ami de lycée. Un ancien amoureux, en fait. Bon, je ne peux pas rester, j’ai rendez-vous, avec lui justement. Non, pas pour mon jardin, pour dîner. La suite dans une semaine, docteur, un peu de patience !

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Asseyez-vous, docteur, ou allongez-vous. Je plaisante. Où en étais-je ? Ah, oui, mon ancien amoureux… Je ne savais pas qu’il était amoureux de moi, au lycée ; j’étais très occupée à être la première en tout et à choisir un fiancé qui saurait m’apporter le vrai bonheur : solidité morale, affective, financière. Vous riez ? Moi aussi maintenant, mais si vous aviez connu mes parents, vous auriez moins ri, je vous le garantis. J’étais si occupée à cultiver le jardin des autres que je n’ai jamais remarqué Joseph dans le mien (j’aime bien cette métaphore du jardin, finalement). J’ai surtout jardiné pour ma mère, qui voulait que je brille, que je lui fasse honneur, mais attention, sans risquer de lui faire de l’ombre. La famille de Joseph était excentrique – ce prénom, déjà, dans ma génération… –, pas des gens fréquentables, jamais je ne l’aurais présenté à mes parents… Je ne l’ai pas compris alors, mais j’aimais bien ce garçon, il était beau, gentil et drôle, on a souvent travaillé ensemble en littérature et en dessin ; je ne pouvais pas comprendre qu’il me plaisait, encore moins que je lui plaisais, moi, j’étais tellement sérieuse. Je n’ai pas compris non plus qu’il était jardinier dans l’âme, capable d’attendre des années qu’une minuscule graine se mette tout à coup à germer, comme ça, par miracle, par hasard. Sa vie et la mienne se sont croisées dans mon jardin, juste après une de nos séances. J’avais toujours en tête ces fleurs et ces allées à cultiver, images que vous avez semées, docteur, si vous me permettez de filer la métaphore, dans mon désert secret –, quand je l’ai reconnu. Un peu plus vieux, un peu plus sérieux, mais à peine, et toujours aussi charmant. J’ai alors compris pourquoi j’avais continué à venir vous voir, alors que vous m’agaciez, docteur, vous m’agaciez même prodigieusement. C’est notre dernier rendez-vous, mon cher docteur. J’ai fait ma valise, je suis partie avec Joseph. J’ai laissé un mot à mon mari, très court : vos coordonnées.

Je crois qu’il en aura besoin pour faire pousser quelques fleurs dans son désert.

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