Et je suis là, immobile, à ma fenêtre. Tout a passé si vite ! J’ai régné sur le monde ; aujourd’hui j’en regarde, étonnée, les nouveaux souverains. Dans la grande salle, fille, gendre, petits-enfants et qui sait quels cousins et neveux m’attendent, sourire aux lèvres, champagne à la main. Je suis la dernière. J’ai enterré mes parents, ma sœur, mon mari et beaucoup de mes amis. À chaque fois, je me disais : la prochaine, c’est moi, je me reposerai enfin pendant que les autres s’occuperont du chagrin (peut-être) et des chamailleries devant notaire (probablement). Mais non.
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Ils sont réunis autour de moi, aujourd’hui, pour fêter mes quatre-vingts ans ; mes « quatre-vingts printemps », dit l’un de mes neveux, un idiot pontifiant qui croit se montrer sensible en s’émouvant de ce miracle : une vieille femme qui vit sa vie sans dépendre de personne. Je n’ai pas attendu les rides et la solitude pour décider que je choisirais l’instant de ma mort, avant la déchéance, avant l’humiliante dépendance. J’avais treize ans et je regardais ma mère nourrir sa propre mère à la petite cuiller, comme un enfant. Je les regardais, leurs profils semblables se faisaient face, leur profil qui était aussi le mien, je le savais, comme étaient miens leurs prénoms : Jeanne, Suzanne, Marie, dans l’ordre croissant des générations.
Mais j’ai fait preuve d’arrogance – ou d’optimisme ; je me suis dit que sauf accident, je me rendrais bien compte de mon déclin et que viendrait alors le moment de dire adieu au monde. À présent, bien que toujours vaillante, je crains de me laisser surprendre par le temps et la maladie, par l’impuissance. J’écoute mon entourage s’extasier devant mon extraordinaire « acuité d’esprit » (toujours mon neveu) et « l’incroyable appétit de vivre » (sa femme) dont je fais preuve. Je me demande d’ailleurs si cet appétit ne commence pas à légèrement agacer tout ce petit monde.
Ève, ma fille, est une femme efficace et assommante, et sa famille naturellement lui ressemble ; j’en suis un peu vexée. Mais malgré moi, je m’amuse bien à les observer. Voilà pourquoi je suis encore là aujourd’hui, pourquoi je me décide enfin à rejoindre la fête qui se donne en mon honneur, la dernière ; je pense qu’on ne m’aura épargné ni le gâteau surmonté de quatre-vingts bougies ni le petit discours. Il y aura même des cadeaux, ma fille veille à tout.
Pourtant, elle ne m’aime pas plus que je ne l’apprécie ; je ne peux pas dire que je ne l’aime pas, c’est tout de même ma fille et j’ai des souvenirs, des souvenirs d’il y a longtemps, d’un autre temps. Des souvenirs de peau douce, de petites mains qui s’agrippent, de rires et de cheveux soyeux ; des souvenirs de premiers pas, de première rentrée, de premiers chagrins. Et puis Ève s’est mise à ressembler à mon mari : raisonnable, organisée, prévoyante. Je le lui ai dit un jour, elle m’a répondu : « Et alors ? Une fille ne ressemble pas forcément à sa mère parce que c’est une fille ! Tu trouvais que je te ressemblais, en fait je ressemble à papa, quoi d’anormal ? » Bien sûr. Et pourtant… Mais je n’ai rien dit, j’ai tenu ma promesse.
J’éprouvais une réelle affection pour Émile ; c’était un homme droit, fiable et généreux. C’était aussi un couche-tôt qui ne s’intéressait qu’à son commerce. Je ne sais pas pourquoi il m’aimait tant, au point de m’offrir son nom, sa respectabilité, son argent, au point de m’encourager à lire, à sortir puisque j’aimais les films, le théâtre et les salles enfumées des cafés. Peut-être a-t-il vécu par procuration, peut-être ai-je été sa folie à lui.
Je ne l’ai jamais vraiment trompé, j’ai toujours été très discrète et pour rien au monde je ne lui aurais infligé la moindre peine. J’ai éprouvé un chagrin sincère à sa mort, il y a deux ans, mais Ève ne m’a pas trouvée à la hauteur. Elle est dure, ma fille, en cela bien différente d’Émile. L’indulgence n’a pas sa place dans son univers bien ordonné.
C’est pourquoi elle ne me pardonnera jamais ce crime de lèse-fille, de lèse-mari, de lèse-veuvage, de lèse-vieillesse, de lèse-funérailles. Elle avait tout organisé : la cérémonie et les discours, l’enterrement, la réception chez moi – une vraie réception, comme dans les films américains, avec traiteur, etc. Elle avait tout prévu, tout minuté ; tout prévu sauf moi, qui bavardais avec les invités au lieu de pleurer sagement dans mon coin. Une fois tout le monde parti, elle a lancé son attaque. Elle voulait que je vende la maison, trop grande pour moi – jusque-là, nous étions d’accord. Jusque-là seulement.
Elle pensait à un appartement dans ces résidences pour seniors où tout est organisé, pensé, même d’être transporté discrètement à l’extérieur pour y mourir plus discrètement encore le moment venu, histoire de ne pas démoraliser les autres habitants – j’allais dire détenus. Trois rendez-vous étaient déjà pris, elle avait tous les renseignements.
Je n’en suis pas fière, mais quand j’ai compris ce qu’elle me proposait, j’ai ri. Le jour de l’enterrement de mon mari. J’ai fait valoir que puisque j’avais atteint, bien malgré moi, un âge respectable, il me paraissait légitime d’en profiter un peu ; que son père ne m’aurait pas désapprouvée, bien au contraire. Et que, par-dessus tout, je fuyais comme la peste tout ce qui pourrait ressembler à des clubs d’anciens, d’aînés, de seniors ou quel que soit le nom qu’on leur donne. Les jeunes peuvent vivre en bande, pas les vieux.
Ève a pincé les lèvres, a dit très doucement : « Comme tu voudras, maman. » J’étais sincèrement désolée de l’avoir blessée, son père lui manquait bien plus qu’à moi et je suis presque sûre que sa proposition de déménagement partait d’une bonne intention. Presque. C’est pourquoi je voulais profiter de mon anniversaire pour me faire pardonner et la débarrasser enfin de ce devoir filial auquel elle ne prend aucun plaisir – et moi non plus.
Je vais donc descendre et souffler mes bougies, les quatre-vingts, s’il le faut ; je vais écouter le discours, même si c’est mon neveu qui le prononce ; je vais ouvrir les cadeaux et remercier du fond du cœur ; et je vais boire du champagne avec modération.
Puis, je vais prendre ma fille à part et lui faire à mon tour un cadeau. Je vais lui montrer le somptueux prospectus d’une résidence senior flambant neuve, livraison dans un mois, avec plan d’appartement et fiche de rendez-vous remplie. J’exhiberai fièrement mon billet pour une croisière découverte de deux semaines organisée par le promoteur de cette résidence, croisière durant laquelle les futurs voisins peuvent faire connaissance et se réjouir à l’avance des années de colonie de vacances qui leur restent à passer ensemble. Elle a bien mérité de dormir tranquille quelque temps.
Mes valises sont prêtes, j’ai tout organisé, des billets de train aux chambres d’hôtel. Mes affaires sont en ordre, mon testament dûment enregistré, une lettre sera envoyée à ma fille quand elle s’inquiétera de ne pas me voir revenir. Je vais simplement sortir de leurs vies et profiter de ce qui reste de la mienne, vivre, vivre jusqu’au bout.
***
Aujourd’hui, au premier jour de ma nouvelle existence, un rayon de soleil me réveille dans une chambre inconnue. J’entends le bruit des vagues et des cris d’enfants dans une langue étrangère sur la plage. De mon balcon, je contemple la mer paresseuse, d’un bleu uniforme, sans presque aucune trace d’écume ; en bas, sur la terrasse, un couple d’amoureux prend son petit déjeuner, un vieil homme cravaté lit son journal, une petite fille très sérieuse écrit dans un grand cahier. Dans la chaleur qui monte, le temps est comme suspendu, et je recommence à vivre.
Il y a de la tendresse mêlé au déterminisme. J’aime ça!
Merci Jackie !
Je te lis toujours avec plaisir… Toujours un regard vrai sur le monde !
Merci ! Ton avis m’est précieux 🙂
Ah, chère Anna, il y a bien des non-dits dans votre vraiment très joli texte. J’adore !
Bertrand
Cher Bertrand, vos compliments me vont droit au cœur ! 🙂
Un joli texte, sensible et touchant. Bravo, Anna.
Merci, Ludovic.
Très beau texte doux-amer qui résonne et libère à chaque ligne des éclats de grenade. Bravo !