Tu choisis

Tu choisis

Dans une petite rue de Paris se trouve un magasin à la devanture d’un bleu profond. Sur la vitrine, on peut lire en grandes lettres rouges et jaunes :

LA MARCHE DU MONDE

L’endroit est minuscule et pourtant on ne s’y sent pas à l’étroit. L’éclairage chaleureux ensoleille les jouets et jeux, pantins, maquettes, puzzles qui dégringolent des murs couverts d’étagères ; un peu partout, des corbeilles débordent de peluches et de poupées. Dans la vitrine, parmi les décorations de Noël, des montgolfières, un grand cerf-volant et des avions survolent un cirque et un zoo miniatures. Tout en haut d’un escalier qui semble se perdre dans le plafond, un gros chat tigré somnole, bien calé dans un panier et à distance prudente des jeunes clients. Sur les cinq premières marches sont empilés des livres ; la plupart du temps, on trouve un enfant ou deux assis juste devant, par terre ou sur un cheval à bascule, plongés dans leur lecture.

Quelque part une boîte à musique fredonne un air joyeux et moi je suis au fond, derrière le comptoir. J’essaie de trouver à chacun, jeune ou moins jeune, le jouet qui lui convient. Car il n’y a pas que les enfants qui fréquentent les magasins de jouets : il n’est pas rare qu’un adulte reparte avec un cadeau pour lui-même.

***

C’est bientôt Noël et depuis une semaine la boutique ne désemplit pas : des enfants qui ne font plus guère confiance au père Noël viennent s’assurer que leurs parents feront le bon choix, des parents arrivent avec une idée et repartent avec tout autre chose, des grands-parents retrouvent des jouets qu’ils ont connus et en découvrent d’autres. Rarement, un grincheux probablement jaloux fait un tour rapide et sort en grommelant que les gosses d’aujourd’hui sont trop gâtés.

Avec les années, j’ai fini par connaître les habitués, j’ai vu d’anciens petits clients revenir avec leurs enfants, d’anciens parents venir pour leurs petits-enfants ; et puis il y a les touristes, guide en main, et tous ceux qui passent et entrent par hasard.

Depuis la rentrée de septembre, un petit garçon s’arrête chaque jour devant la vitrine en rentrant de l’école et observe avec une gravité émerveillée le grand cerf-volant de soie rouge. Il n’est jamais entré, mais à force de nous apercevoir de part et d’autre de la vitrine, c’est un peu comme si nous nous connaissions, nous échangeons un sourire, un petit geste de la main. Avec les vacances, je ne le vois plus et j’avoue que j’attends la rentrée avec impatience. J’ai même décidé, quand je changerai le décor de la vitrine, d’y laisser le cerf-volant.

***

Aujourd’hui, lendemain de Noël, la boutique est déserte. J’ai ouvert pour le simple plaisir d’être là, le chat sur les genoux, à m’imaginer tous ces jouets déballés hier. Je m’étais presque endormie quand la porte s’est ouverte sur mon amateur de cerf-volant, son bonjour claironnant et son sourire radieux.

Il était accompagné d’une dame beaucoup moins radieuse, sa grand-mère, ai-je supposé, très chic et sérieuse, qui réussit à me dire bonjour en me donnant l’impression d’être son employée. Se tournant vers son petit-fils, elle dit :

– Bien, à présent, choisis ce que tu veux.

– Je peux vraiment choisir ce que je veux, dans tout le magasin ?

– C’est toi qui choisis.

L’enfant s’approche de la vitrine, lève les yeux vers le cerf-volant et se tourne vers nous :

– C’est ça que je veux.

– Tu es sûr ? Allons, Bruno, qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? Regarde, il y a des jeux de construction.

Bruno n’a pas l’air surpris ; un peu déçu, mais pas surpris. Il va voir les jeux de construction, réfléchit, prend une maquette de voilier en bois léger, que les enfants adorent parce qu’on peut vraiment la faire voguer et la tend à sa grand-mère.

– Mmm… tu as bien tout regardé ? Tu as vu ce train ? Et cet avion ? Ce sont de plus grosses boîtes, ça, ça fait un peu…

– Je préfère les bateaux… mais regarde, mamie, là, il y en a un plus gros.

Effectivement, il y a une goélette, qu’on ne peut pas mettre à l’eau, mais qui, au moins, ne fait pas… ne fait pas quoi, bon marché ? Jouet ? Toutefois, la goélette ne trouve pas grâce aux yeux de la dame, qui se tourne vers les livres. Puis vers le théâtre de marionnettes, les miniatures du cirque et du zoo, et même les peluches, les déguisements et un métier à tisser. Mais chaque fois que l’enfant choisit quelque chose dans ce qu’elle propose, elle cherche à mettre son empreinte : un déguisement, mais pas celui qu’il préfère ; un livre, mais pas ce recueil, plutôt cet autre.

Au bout d’une heure de joute feutrée, mais de plus en plus tendue, la dame s’énerve et tranche :

– Bon, écoute, je veux bien te faire plaisir, mais on ne va pas passer la journée ici. Donc je reviens à cette maquette d’avion, qui est très bien, et ce sera ça, ou rien.

Le silence dure quelques minutes. Puis :

– Eh bien, rien, alors.

Il me lance un regard d’excuse, lève une dernière fois les yeux vers le cerf-volant, soupire et dit :

– Allez, viens, mamie.

Je vois bien qu’elle cherche quelque chose à répondre, mais ce « rien, alors » l’a comme éteinte.

***

La rentrée est arrivée, mais Bruno n’est plus passé devant le magasin.

J’ai laissé le cerf-volant dans la vitrine. On m’a même suggéré de changer le nom du magasin, tant sa voile de soie rouge était à présent associée au lieu. Noël après Noël, sa couleur a un peu pâli, mais il est toujours là.

Tout à l’heure, un jeune homme est entré. Il a toujours son sourire radieux et le même regard pour ce cerf-volant.

– J’ai choisi, dit-il.

16 Comments

  1. Aline

    Ah ces grands ´mères !
    J’essaierai de ne pas être comme celle-ci !
    Mais quelle jolie histoire et si bien racontée.
    Merci Anna !
    Vous nous faites voyager au pays des enfants, le plus beau pays du monde !
    À bientôt le plaisir de vous voir.
    Bonne et heureuse année 2022 à vous aussi. Aline

  2. Brigitte ANDRE

    Il faut avoir une grande force de caractère pour résister à la tentation de… lui en faire cadeau à ce petiot ! Ah ! on se voit dans la boutique, c’est léger et nostalgique. Bravo !
    Brigitte

  3. Laurence

    Cette nouvelle est un beau cadeau offert avec tact !
    Merci de m’avoir transportée avec délice et nostalgie dans cette boutique dont j’ai précieusement gardé ma collection de miniatures en étain peint.
    Ecriture toujours sensible et juste.

  4. Hervé

    La nostalgie des Noëls des années 60 ou 70, peut-être moins mercantiles que ceux de maintenant, mais sans doute embellis par le temps qui passe.
    C’était toujours mieux avant…
    Ça me parle : mon voilier en bois au bout de sa ficelle qui flottait sur les hautes vagues de la Pièce d’Eau des Suisses…
    Et je recherche depuis des années le train électrique (Lima, loco BB, voitures Pullman, Compagnie Internationale des Wagons Lits et des Grands express Européens, échelle N) du Noël de mes onze ans… Mais les marchands de jouets de la cour de Rome n’existent plus depuis belle lurette.
    Merci, Anna, pour avoir fait remonter ces souvenirs. Bien joué !

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