Par ici jeune homme

Par ici jeune homme

On peut lire cette histoire indépendamment ou après Stridula volansis, texte publié sur ce site le 19 mai 2021. Elle fait aussi partie d’un (possible) futur roman.

Un dimanche glacial de décembre, un jeune homme est entré dans le village. Un jeune homme maigre aux grands yeux noirs, arrivé à pied de la ville où un train de démobilisés avait marqué un bref arrêt juste pour lui. Il portait encore son calot de soldat, étrange détail au-dessus d’un méchant costume gris et d’un manteau civil trop grand.

La messe venait de s’achever, les mécréants étaient au café, les autres tapaient de leurs pieds engourdis sur le parvis de la petite église, tandis que les enfants cavalaient comme des possédés pour se réchauffer. Le silence s’est fait, plus personne ne bougeait, la petite foule était comme pétrifiée.

Deux longues années s’étaient écoulées depuis la fin de la guerre, on avait cessé d’espérer. On savait bien que la démobilisation avait pris du temps, mais des rumeurs couraient aussi sur des soldats devenus fous, incapables de se rappeler d’où ils venaient, sur d’autres qui préféraient ne pas rentrer, ne sachant plus comment vivre au village, aux côtés de ceux qui ne pouvaient pas comprendre.

Pour expliquer, pour exorciser les fantômes des tranchées, il aurait fallu des mots que beaucoup n’avaient pas. Il aurait fallu avoir envie de raconter, aussi. Et puis, ils avaient tant menti dans leurs lettres pour rassurer la femme, la mère, les enfants : « Bientôt ce sera fini, je rentrerai pour les vendanges, pour les foins, je mange bien, ne t’inquiète pas et dis aux gosses de bien travailler à l’école, j’ai retrouvé ici des gars du coin, on parle du pays, ça fait du bien, le soir c’est calme, on joue aux cartes. »

Ce grand jeune homme fatigué, tout le monde le dévorait des yeux, cherchant à mettre un nom sur son visage amaigri, avec sans se l’avouer l’espoir de reconnaître le sien. Car personne n’était rentré, ici. Personne, sauf l’instituteur, et dans quel état, comme absent de lui-même ; gentil avec les gosses, qui l’adoraient, il faisait la classe puis passait le plus clair de son temps à écrire un volume interminable sur un oiseau qu’il avait découvert au front. Sa femme laissait faire, contente qu’il soit revenu à peu près en un seul morceau et tout doux.

Parce qu’on en racontait, des histoires d’hommes rentrés à moitié, comme si leur esprit était resté là-bas, et qui, fous d’alcool et de désespoir, battaient femme et enfants sans même savoir pourquoi, laissaient les récoltes pourrir et finissaient par se pendre. À la ville voisine, lors d’un hommage aux morts pour la patrie, un invalide en grande tenue avait jeté sa décoration à la figure du préfet en lui disant où il pouvait se la mettre. Le préfet n’avait rien répondu, ses trois fils étaient restés là-bas, dans la boue, il comprenait.

Jules, le maire, est sorti du café, rompant le charme. Il s’est approché de l’inconnu, l’a pris par le bras avec douceur et l’a emmené à la mairie ; tout le village a suivi, dans un silence de procession. Dans la salle commune, on s’est bientôt trouvés serrés les uns contre les autres, se tenant chaud tout à coup, attendant que les deux hommes ressortent du bureau.

On s’est mis à discuter : on le connaissait, ce garçon, non ? Ça ne pouvait pas être par hasard qu’il était arrivé chez nous ? Il était temps, quand même, qu’un de nos hommes rentre ! « Il ressemble à mon gars, murmura la vieille Marie, dont le fils avait disparu dès les premiers jours de la guerre. Depuis tout ce temps, il a changé, forcément, alors pourquoi pas ? » Après un silence, Jeanne a risqué timidement : « Moi, il me fait plutôt penser à Albert, on devait se marier, vous savez bien, on s’était promis au bal de la préfecture, et puis il est parti avant qu’on ait pu… » Joseph, qui n’avait revu ni ses deux fils ni son gendre depuis une unique permission cinq ans plus tôt, s’est tourné vers sa fille : « Dis voir, Amélie, tu trouves pas qu’il ressemble à Baptiste ? »

Le curé se persuadait d’un presque miracle : on n’arrivait pas comme ça de nulle part, un jour de messe, sans qu’il y ait là-dedans un dessein divin, tout de même ! Le vieil Alphonse, qui avait donné son fils et son petit-fils et dont la petite belle-fille était morte de chagrin, lui laissant à élever une gosse qui savait alors à peine marcher, a marmonné : « Un gars, c’est un gars, et vous pouvez laisser votre sacré bon Dieu où il est. » Le curé, diplomate, a ignoré le blasphème. C’était un brave homme, indulgent pour les pauvres pécheurs qui voulaient bien venir à la messe comme pour ceux qui préféraient le café. D’autant plus indulgent que plusieurs de ses camarades de séminaire avaient vu de près ce que le diable (il valait mieux penser que c’était le diable) avait mis en scène dans ces tranchées maudites. Et lui qui les connaissait tous, ceux du village partis là-bas, lui qui en avait baptisé et marié plus d’un, il en pleurait de lire les lettres d’amis aumôniers et d’imaginer ces hommes qu’il aimait comme ses enfants plongés en enfer.

Peu à peu, chacun y allait de sa théorie, de son espoir. Les enfants s’excitaient, c’était sûr, leur grand frère, leur père n’étaient peut-être pas perdus, finalement, leur mère pourrait sécher ses larmes, après tout, le maître d’école était bien là ! Les esprits s’échauffaient gentiment, on se racontait ce qu’on avait envie d’entendre et c’était comme si tous les gars étaient rentrés d’un coup. On savait bien, tout au fond, que ce n’était qu’une belle histoire, mais enfin il était là, ce garçon, en os plus qu’en chair, d’accord, mais il était là. Et il avait forcément une raison de venir jusqu’ici, dans ce village perdu au bout de la route.

De l’autre côté de la porte, le maire et l’inconnu ne disaient rien, ils se regardaient tranquillement, presque avec amitié.

Comme il fallait bien entamer la conversation – ses administrés attendaient patiemment, mais ils n’allaient pas attendre éternellement –, Jules a demandé : « Tu as un nom, mon garçon ? »

« Mon nom, c’est bien tout ce qu’il me reste. Victor Fontaine, autrefois professeur de musique et de dessin dans une petite ville des Ardennes. Autant vous dire que j’en ai tout vu, de cette saloperie. Les morts et les blessés, les rats et la vermine, les civils sur les routes et les villages ravagés. J’ai vu les survivants devenir fous, les jeunes gens arrivés naïfs repartir en morceaux même quand leur corps était entier. Et moi… moi, je suis vivant, mais je n’ai plus ni famille ni maison. Alors je suis parti au hasard. Parmi mes camarades de tranchée, plusieurs venaient de par ici, ils m’ont parlé des paysages, des gens. De tout ce que la guerre a détruit là-bas, en somme. »

Il s’animait en parlant et regardait le maire comme s’il devait le convaincre de l’engager : « À la gare, j’ai entendu dire qu’aucun de vos gars n’était rentré. Je me suis dit que je pouvais peut-être servir à quelque chose. »

Le silence est retombé un moment. Jules tirait pensivement sur sa pipe, Victor le regardait, calme et patient – à présent qu’il avait dit ce qu’il avait à dire, il attendait en quelque sorte la sentence. Jules a souri : « Un de nos gars est revenu, tout de même, Anatole. Ça nous fait un instituteur, un peu fêlé, mais gentil. Avec toi, ça fera deux. C’est mieux que dans certains villages… Bon, aucun gars rentré, ça fait beaucoup de familles malheureuses, mais un peu de jeunesse, c’est toujours bon à prendre. »

Victor a souri à son tour. Il a sorti sa blague à tabac, une vieille pipe toute noircie, et les deux hommes ont fumé lentement, sans plus parler, échangeant seulement parfois un regard. Puis Jules s’est levé et a dit : « Allons faire les présentations. »


											

15 Comments

  1. du Faÿ

    Coucou Marianne,

    C’est une très jolie histoire, poétique… avec presque un arrière goût fantastique, pourquoi pas…

    Un roman… oui, c’est une bonne idée…

    Fonce, Marianne !!!!!!!!

    Bizzzzzzzzzzzzzzzzz,

    Sabine

  2. du Faÿ

    Yes, ton idée est géniale : celle où tout le monde « s’approprie » le revenant… il y a là quelque chose à développer… cela peut être inquiétant aussi…

    Du point de vue de l’écriture, il faut que tu tu montes en puissance… un roman chez un grand éditeur… primé…

    Bizzzzzzzzzzzz, Sabine

  3. Fabienne Colas

    Une nouvelle bien agréable à lire… et un formidable teaser pour ce roman en devenir !
    Bien sûr, je serai prête pour lire le texte en avant première !

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